La vie comme elle vient (eBook)
167 Seiten
Ernst Klett Sprachen GmbH (Verlag)
978-3-12-909055-8 (ISBN)
Chapitre 2
J’ai appris beaucoup de choses, ces derniers mois. La plupart de ce que j’ai appris pourrait se résumer ainsi : tout est relatif. Ça paraît idiot, mais, avant l’accident de mes parents, je ne savais pas ce que cela voulait dire. Je vivais dans l’absolu, ce qui, paraît-il, est normal à mon âge. J’Adorais quelque chose ou bien je Détestais quelque chose. Je jugeais telle personne indigne d’intérêt et telle autre digne de mon amitié. Je trouvais qu’il n’y avait rien de Pire dans la vie que de venir au collège accompagnée de ses parents, et qu’il n’y avait rien de plus Génial que de passer un samedi soir au cinéma avec des copines. Tout était clair. Noir ou blanc. Cool ou pas cool.
Mais, depuis, j’ai fait l’apprentissage forcé des nuances.
Par exemple, Patty.
Avant l’accident, je ne m’entendais pas avec elle. Je la trouvais vulgaire, stupide, sans gêne, envahissante. Elle avait pourtant déjà quitté la maison depuis un an, mais notre mésentente ne s’en n’était pas trouvée amoindrie. Chaque samedi, Patty déboulait chez « nous », à savoir dans l’appartement que j’occupais désormais seule avec papa et maman, et déversait des tonnes de linge sale sur le carrelage de la salle de bains. Maman lui faisait ses lessives, tandis qu’elle se vautrait dans le canapé et qu’elle passait des heures au téléphone. À déblatérer des inepties, bien entendu.
Exaspérée, je disais à mes parents :
– À quoi ça sert de prendre son indépendance si c’est pour retomber en enfance tous les samedis ? Quand Patty vivait avec nous, au moins, elle aidait pour le ménage et…
Mon père levait un doigt pour me faire taire.
– Quand ce sera ton tour, tu verras ! Avant de prendre son envol, il faut un temps de transition. Tu profiteras aussi de la machine à laver, c’est promis.
J’étais un peu jalouse, au fond. Patty vivait librement, avec sa légèreté agaçante, et puis, tel l’oiseau, elle revenait picorer au nid quand ça lui chantait. Alors que moi, je supportais l’autorité parentale, je participais aux tâches ménagères, je m’appliquais pour mes études : tout me semblait lourd, âpre, difficile.
– Tu ne te rends pas compte, Mado, ajoutait maman. Patty travaille toute la semaine jusqu’à des heures impossibles. Comment veux-tu qu’elle s’occupe aussi de son linge ?
Je haussais les épaules. Pour moi, le travail de Patty, c’était la planète Mars. Nous avions pourtant été dîner plusieurs fois dans le restaurant où elle était serveuse et je l’avais vue courir d’une table à l’autre, prenant les commandes, apportant les plats, balayant les bris de verre quand il y avait de la casse. Bien sûr, c’était crevant, mais elle pouvait se reposer toute la journée, alors que moi, j’étais en cours !
Et puis, il y eut l’accident. Plus de papa. Plus de maman.
Lorsque nous nous sommes retrouvées chez le juge des tutelles, j’ai compris que si ma sœur n’avait pas travaillé, jamais elle n’aurait pu demander à me garder près d’elle. Comme nous n’avions pas de famille en France, j’aurais été placée dans un foyer de la DDASS ou dans une famille d’accueil jusqu’à ma majorité. Plutôt mourir.
Papa et maman nous laissaient l’appartement, la maison de campagne et un peu d’argent qu’ils avaient mis de côté. Patty pouvait revenir vivre avec moi, me nourrir, me vêtir. Elle devenait ma tutrice. Au mois de janvier, elle s’est même débrouillée pour changer ses horaires de boulot. Elle a pris les services du midi et elle a obtenu de ne travailler qu’un samedi sur deux pour être avec moi plus souvent.
Aujourd’hui, Patty est toujours vulgaire, sans gêne, envahissante. Parfois, je me demande si elle n’a pas une atrophie du cerveau, mais ce que j’ai découvert, c’est qu’elle est d’une générosité sans limite, qu’elle a le sens de la fête, de l’humour, de la vie, et qu’elle me respecte énormément, même si je suis différente d’elle.
Alors, de mon côté, je fais des efforts. Je la complimente sur ses tenues les plus moches, je ne critique pas ses copains, même si j’en meurs d’envie, je la laisse écouter sa musique à fond sur la chaîne et… je finis presque par aimer cet affreux bar, bruyant et enfumé, où elle m’emmène chaque fois que j’ai trop de peine.
« Chez Lolo », Patty est la reine. Elle connaît tout le monde, tutoie le patron, joue au flipper et au baby-foot en poussant des hurlements hystériques et, lorsque je suis avec elle, elle me présente toujours aux clients comme « sa petite sœur savante ».
« Chez Lolo », on mange des hot-dogs et des frites graisseuses. Il y a de la sciure par terre et des mégots écrasés, une vitrine pour exposer les coupes et les médailles du club de boxe local et des banquettes marron en faux cuir. Je bois un diabolo et Patty une bière. Le patron nous offre souvent son infecte mousse au chocolat pour le dessert. Je la mange en prenant un air gourmand, si bien qu’il doit croire que sa mousse est la meilleure du monde. Ça ne me dérange pas, après tout. Ce qui compte, c’est la gentillesse.
Ce soir-là, après le hot-dog et quatre parties de flipper, ça ne rate pas : le patron me demande si j’aimerais une petite mousse. Je dis oui et Patty s’empresse d’en commander une pour elle aussi.
– Est-ce bien raisonnable ? lui demande le patron en lui pinçant la taille. Tu ne profiterais pas un peu trop des sucreries, ces derniers temps ?
Patty baisse les yeux vers son ventre. C’est vrai qu’elle a tendance à s’enrober depuis quelques semaines. Mais elle hausse les épaules :
– Sois cool, Lolo ! Laisse-moi vivre !
Elle se retourne vers moi et me fait un clin d’œil :
– Dès demain, régime !
Je lui rends son clin d’œil. C’est vrai que nous ne sommes pas les championnes de la diététique, Patty et moi. Depuis que nous faisons nous-mêmes tous nos repas, les endives et les haricots verts ne sont pas souvent invités à notre table ! Pas étonnant que Patty ait pris du poids.
– Moi aussi, régime ! dis-je pour l’encourager.
– T’es folle ! Pas avant le Brevet ! Tu dois manger, Mado. T’es en pleine croissance, je te signale.
Elle se penche vers moi :
– Je te rapporterai des gaufres d’Amsterdam. Il paraît qu’elles sont délicieuses. Comme ça, tu pourras en grignoter pendant les épreuves, d’accord ?
Tout en jouant avec le sous-verre en carton, je songe à son voyage à Amsterdam et à ce long week-end de solitude qui m’attend. Sans ma sœur, dans cet appartement plein de souvenirs, est-ce que je ne vais pas m’enfoncer dans la déprime ? Je n’ose pas supplier Patty de rester, d’annuler son voyage, de me garder près d’elle, tout le temps, tout le temps… Je me contente de dire :
– C’est bizarre d’aller à Amsterdam, non ? Luigi aurait mieux fait de t’emmener en Italie, puisqu’il est italien...
Erscheint lt. Verlag | 1.3.2015 |
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Reihe/Serie | Éditions Klett |
Éditions Klett | Éditions Klett |
Verlagsort | Stuttgart |
Sprache | französisch |
Themenwelt | Literatur |
Schulbuch / Wörterbuch ► Lektüren / Interpretationen ► Französisch | |
Geisteswissenschaften ► Sprach- / Literaturwissenschaft ► Literaturwissenschaft | |
Schlagworte | Abitur • Annotationen • apprentissage de la vie • B2 • EKS • famille • Französisch • individu et société • Lektüre • Schwestern • Sekundarstufe II • Sorgerecht • Unfalltod |
ISBN-10 | 3-12-909055-X / 312909055X |
ISBN-13 | 978-3-12-909055-8 / 9783129090558 |
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Größe: 1,2 MB
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